Comunidad

Jessica Pipyn

Dans le bas de Saint-Gilles à Bruxelles, Hispano Belga lutte entre autres contre l’isolement des personnes âgées. Lors de sa fondation en 1964, l’association accueillait les familles de travailleur·euse·s espagnol·e·s à leur arrivée en Belgique. En 1990, le groupe des seniors est créé. Dans la salle paroissiale, des cours de chant, de gymnastique douce, de danse, des jeux de société ainsi que des cours de français et espagnol sont notamment proposés.

Au cours de l’automne 2021, María José Cano et María Luz Higuera nous ont accueillies dans leurs bureaux. Ces actrices associatives volontaires à l’énergie débordante n’ont eu d’autre choix que de s’adapter aux conditions imposées par la crise sanitaire en s’efforçant d’imaginer de nouvelles façons d’agir pour rester au plus près de leurs nombreux·ses membres isolé·e·s. Malgré la fermeture forcée de ses locaux et l’arrêt de la plupart des activités, Hispano Belga n’a cessé de poursuivre sa mission auprès des seniors en leur apportant d’abord un soutien quotidien à distance, essentiellement par téléphone, ensuite en faisant du porte à porte. Dans les boîtes aux lettres ou par la fenêtre, les travailleuses ont déposé des exercices, de la documentation pour les encourager à tenir moralement, des petits guides pour les aider à vivre le deuil de certain·e·s membres décédé·e·s pendant la pandémie, etc. Pour María José et María Luz, elles-mêmes pensionnées et âgées, le travail mené au sein de l’association leur a permis de faire face à leur propre isolement en restant proactives même si elles font à présent état d’une fatigue importante, de moments de doute et de vulnérabilité. Nous sommes partis à la rencontre de quatre femmes d’origine espagnole âgées de 68 à 90 ans. Ces femmes habitent seules et leur quotidien est d’habitude rythmé par les visites familiales et les activités proposées par Hispano Belga. Nous nous sommes donc rendus à leur domicile saint-gillois où ces dernières ont accepté de nous livrer quelques fragments de leur histoire ainsi que leur expérience vécue de l’isolement causé par les confinements successifs et les mesures sanitaires qui leurs sont associées. Malgré les difficultés et les inquiétudes, Balbina, Inès, Manuela et Manoli racontent la création d’un réel réseau communautaire d’accompagnement, de solidarité et d’entraide, incarné par l’ancrage d’Hispano Belga dans leur quartier. Grâce à l’accompagnement continu de l’association ainsi qu’à une forte présence de la sphère familiale, ces femmes ont pu puiser dans leurs ressources personnelles et sociales pour faire face à l’isolement. Néanmoins, la mise à l’arrêt des activités pendant les premiers mois de confinement a représenté une des plus grandes difficultés. Hispano Belga a créé un important réseau de seniors et ses locaux représentent un second lieu de vie et de sociabilisation en dehors de leur domicile où iels se sentent en famille et en confiance. À l’exception d’Inès, les femmes que nous avons rencontrées sont toutes issues de l’immigration espagnole des années 50-60. La plupart sont arrivées relativement jeunes en Belgique et proviennent de familles précarisées. Toute leur vie sur le sol belge s’est construite autour de la nécessité de travailler dur afin de subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille. Ce sont des personnes doublement isolées : de par leur statut d’immigrées ainsi que leur statut de personnes âgées les rendant d’autant plus invisibles. Aujourd’hui, ce sont des femmes veuves qui vivent seules et parlent très peu le français. Elles ont survécu à un passé souvent lourd et difficile et ces expériences leurs ont permis aussi d’aborder la pandémie avec force de caractère et résilience. Exprimant la satisfaction d’une vie bien remplie, le vécu des ainées rencontrées leur a donné une forte qualité de détermination et une résistance particulière pour faire face à la crise. Balbina, Inès, Manuela et Manoli partagent une philosophie de vie : celle du destin que l’on porte et dont on ne peut aller à l’encontre.
Balbina

Balbina y su virgencita,
89 ans

« J’ai toujours ma vierge dans ma poche, elle me protège. Elle me donne de la force. Je n’ai pas peur du virus. Je vais te dire une chose, nous avons tous un destin. Si quelque chose doit t’arriver, ça t’arrivera. »

Du haut de ses 89 ans, Balbina ne s’arrête jamais. Très présente pour ses enfants et petits-enfants, elle trouve toujours de quoi s’occuper et affectionne particulièrement son foyer. La télévision et les tâches (lessives, repassage, couture, cuisine) qu’elle réalise pour sa famille ont rythmé ses journées pendant les confinements et lui ont permis d’échapper à l’ennui et à la solitude. 

Née en Espagne en 1932, Balbina a vécu la Guerre Civile Espagnole, s’est occupée d’orphelin·e·s de guerre de ses 14 à 22 ans. Marquée par une vie de privation, elle a puisé dans son vécu et sa foi pour faire face à la pandémie. Sa vierge du Perpétuel Secours l’accompagne toujours.

Inès la dure à cuire,
68 ans

« Sans doute que mon caractère m’a fait tenir, on ne peut pas me diriger par la peur. ll y a des gens qui sont tombés en dépression, ce n’est pas mon style. Mon grand-père était anarchiste, il doit y avoir quelque chose dans les gènes… »

Inès n’a plus de famille et vit seule depuis plusieurs années dans son appartement situé au rez-de-chaussée d’une petite maison. Pensionnée depuis 3 ans, Inès était employée de bureau. Depuis qu’elle ne travaille plus, elle se rend régulièrement à Hispano Belga où elle dit avoir rencontré des personnes très inspirantes. Grâce à sa force de caractère et son réseau d’ami.e.s, elle a vécu l’isolement sans grande difficulté.

Très attachée à son chat, elle nous a confié avoir pris exemple sur lui pendant les confinements en prenant du temps pour elle et pour revoir des films qui l’ont marqué à différentes étapes de sa vie.

Ines
Manuela

L’évasion colorée de Manuela,
80 ans

« Avec la pandémie, mes petites-filles ont commencé à m’apporter des carnets de dessins et des crayons. J’aime beaucoup ça, ça m’aide à passer le temps. Je m’asseyais tous les jours ici à table près de la fenêtre pour dessiner jusqu’à 14 heures environ. » 

Manuela a commencé à travailler à l’âge de 8 ans pour aider sa famille. Lorsqu’elle arrive en Belgique âgée de 22 ans, accompagnée de son fils de 7 mois et enceinte de 3 mois, elle ne sait ni lire ni écrire. Elle assiste aux cours d’espagnol donnés par María José depuis qu’elle a découvert l’association il y a 12 ans suite au décès de son mari. 

Manuela vit seule dans sa maison saint-gilloise achetée il y a une quarantaine d’années. Sa santé fragile et la peur d’attraper le virus l’ont poussé à rester enfermée chez elle pendant plus d’un an. Elle s’est alors réfugiée dans le coloriage afin de vivre sa solitude plus sereinement et alléger la peine de ces journées passées à la maison. La détérioration de l’état de sa santé physique a renforcé sa réclusion et a entraîné des fragilités psychiques et une honte vis-à-vis des autres membres de l’association qu’elle ne fréquente presque plus depuis la pandémie : « Tout mon corps me fait mal. Je vois les choses différemment depuis la pandémie. J’allais beaucoup à l’association, je chantais, je faisais de la gymnastique, j’allais partout avec eux. Maintenant j’ai l’impression que les gens me regardent parce que je suis assise là. J’arrive, je m’assieds et je me lève juste pour sortir, parfois je ne me lève même pas pour aller aux toilettes. Je me sens mal. Je n’y vais presque plus ».

Les mouvements d’aiguilles de Manoli, 90 ans

« Je suis resté enfermé chez moi pendant un long moment. Pour passer le temps, je tricotais toute la journée en regardant la télé. »

Entourée par ses photos de famille et ses pelotes de laine, Manoli vit depuis une quarantaine d’années dans son petit appartement près de la Chaussée de Forêt.

Pendant les confinements, Manoli a transformé l’ennui en se mettant au service des autres et d’elle-même. Elle aime prendre soin de sa maison et accorde une attention particulière à son hygiène de vie. Le tricot l’a accompagné pendant toute la pandémie, elle offrait ensuite ses créations à sa famille ou à celleux dans le besoin.

Manoli
Maria José

La positive energy de María José

« L’impuissance, ce serait le titre. Au début, je ne savais pas comment les aider. La pandémie a représenté beaucoup plus de travail pour nous. Mais même si c’était fatiguant, c’était du plaisir, je ne pouvais pas rester enfermée chez moi. Je l’ai vu un peu comme un défi, il fallait aller encore plus loin et s’adapter. »

María José est volontaire depuis 16 ans à Hispano Belga et est l’une des responsables du groupe seniors. Son franc parler et son énergie qui semble inépuisable ne laisse pas indifférent·e. Le premier confinement a été extrêmement pénible pour elle qui n’arrive pas à rester en place et qui a développé des relations très étroites avec les membres de l’association. « Nous travaillons ensemble depuis des années. Dès qu’ils ont un problème c’est chez nous qu’ils viennent, nous sommes très proches. C’était dur d’être séparés. »