En Albanie, j’étais debout à 4h du matin pour aller travailler à l’usine. Ici, c’était un peu drôle pour moi, personne ne travaille la nuit. Ça me paraissait le monde à l’envers. J’ai logé dans un foyer pour femmes à la rue Blaes. J’y suis restée quelques mois. Mais je ne faisais rien de mes journées, je ne lisais pas encore le français, on m’apportait des livres en albanais pour pouvoir passer le temps. Je cuisinais, je faisais un peu de ménage, de la vaisselle dans le foyer. Ce n’était pas dans mes habitudes de rester assise à rien faire. La directrice m’a demandé alors si je voulais travailler là, mais je n’avais pas encore de papiers à l’époque. On a fait la demande ensemble. Entre-temps, je devais partir du foyer pour avoir une adresse pour pouvoir faire les démarches pour les papiers.
Je suis parti vivre rue du Pélican, je n’oublierai jamais cette rue. C’était un grand bâtiment où des hommes seuls vivaient dans une pièce. Il n’y avait rien, une petite garde-robe, un lavabo et c’est tout. L’horreur. Un matin, un policier vient me chercher en me disant que j’étais plus en ordre de papier, il m’a pris avec lui au commissariat. Quand je suis arrivée en Belgique, j’étais enceinte. Je dis que je n’ai fait de mal à personne et j’ai fait un mois de prison. Deux semaines à Bruxelles et deux semaines à Bruges. Enceinte. C’était la plus grande honte, de me retrouver en prison alors que j’étais enceinte. Certaines femmes s’en foutaient en prison. Pour moi, c’était horrible.
Après deux semaines à Saint-Gilles, ils m’ont emmené à Bruges, mais j’étais habitué à Saint-Gilles. Je ne comprenais rien au néerlandais, j’avais appris quelques mots avec une codétenue, mais c’est tout. Je me suis retrouvé avec des meurtrières, des vendeuses de drogues… Et comme je ne mangeais pas de porc, je ne mangeais presque rien. Un jour, le directeur m’appelle dans son bureau et il me dit que je dois rentrer à Bruxelles. Je lui réponds que je ne connais rien à Bruges, que je ne sais pas comment rentrer. Alors, ils m’ont donné de l’argent pour un taxi et quelqu’un m’a donné les informations pour prendre le train vers Bruxelles. En revenant sur Bruxelles, j’ai vécu dans des foyers pour femmes.
Avant, pour pouvoir travailler, on devait avoir une carte de travail qui m’a été refusée une première fois. J’ai refait une demande et entre-temps, j’ai vécu dans un appartement supervisé. Ensuite, j’ai eu ma carte de travail, je craignais d’aller à la commune pour la récupérer. Mais j’ai toujours eu de la chance de connaitre des gens compétents et gentils. J’ai eu la carte de travailleur et j’ai été engagé, mais j’étais quand même illégale. Puis, j’ai rencontré quelqu’un qui avait un diplôme en droit et qui m’a beaucoup aidé pour mes papiers.
Quand j’ai commencé à travailler en cuisine dans le home [maison de repos], je ne connaissais pas les légumes au menu, j’ai appris petit à petit et finalement, j’ai travaillé 7 ans en cuisine où je suis devenue cheffe. J’ai été licencié à cause de trop de déchets alimentaires et j’ai fait une grosse dépression après ça. Je n’avais de contact avec personne de ma famille, j’étais seule au monde avec mon garçon. C’était la mort. Je ne mangeais plus, je fumais et je buvais du café toute la journée. Avec l’aide de mon médecin, c’est passé. J’ai cherché du travail, mais je n’ai pas eu de chance. Je ne voulais plus nettoyer les chambres dans les homes et en cuisine, je ne trouvais pas. À la fin, on baisse les bras.
Je vis dans les Marolles depuis un moment maintenant. Il y a pas mal de mouvement, j’ai toujours vécu dans le quartier. Je sortais un peu plus avant. J’étais très active. Moralement, ça m’a beaucoup pesé. Je pensais que c’était la fin du monde. Tu ne vois personne dehors, tu n’entends pas de tirs d’armes, mais tout est mort, c’est la fin du monde. Tu ne peux aller chez personne, personne ne peut venir. Quand on regarde par la fenêtre, on dirait que tout est mort, il n’y a plus personne, pas d’enfant, pas d’adulte, des gens qui vont vite pour prendre le pain, c’est triste. Il n’y a pas pire. Et j’étais toute seule.
Aujourd’hui, ma santé n’est pas brillante. Je prends beaucoup de médicaments par jour. Il n’y a plus rien nulle part. À la Maison de Quartier, tu n’oses pas t’approcher parce que tu ne sais pas ce qu’on va te dire, tu es à une table seule et ça ne me dit rien. C’est autre chose. Avant, j’allais à la Maison de Quartier, et les jeunes les vieux riaient ensemble. Maintenant, ça ne me dit plus rien. C’est froid. Si j’ai besoin de quelque chose, je préfère aller au PCS [Projet de Cohésion Sociale]. Sans le PCS, je serais devenue folle pendant le premier confinement. C’est là que je suis le plus libre. Pour faire mes papiers, j’ai besoin de quelqu’un et une assistante sociale du PCS le fait avec moi. Tous les jours, on m’appelait pendant 30 minutes et ça me faisait du bien de parler à quelqu’un. Et puis l’assistante sociale des logements bruxellois m’a appelé aussi pour prendre des nouvelles. Mais à la Maison de Quartier personne n’a appelé.
Je ne sais pas si ça s’est calmé le covid, j’écoute plus les informations, c’est trop. Maintenant, j’ai plus peur franchement. Au début, j’ai eu peur. Tu es seule, tu n’oses aller nulle part, mais j’avais tout le temps des rendez-vous à l’hôpital. Et tu n’as pas le choix, il faut y aller, avec du gel, tout le temps. Il fallait rester loin des personnes. Je crois que ça reste encore jusqu’à maintenant avec les gens.
La journée, je restais à la maison. J’étais comme un prisonnier à la maison. Je ne connais plus mes voisins, ils ont changé et puis c’est chacun chez soi. Le Covid a beaucoup freiné mes activités, la santé s’est dégradée de plus en plus et je reste ici à la maison, parce qu’on le doit. J’ai été opéré des artères de la jambe l’année dernière en mai.
J’ai des enfants que j’ai ramenés d’Albanie, mais je n’ai pas eu beaucoup d’aide de leur part. Ils sont trois à Ostende et deux à Bruxelles. J’ai une amie qui m’a rapporté des pâtes, de la farine, du lait. Elle a fait ça d’elle-même avec sa voiture. Mes enfants, ils s’en foutaient. Quand tu as besoin de quelque chose, ils ne sont pas là. Mais quand ils ont besoin de toi, tu dois être là parce que tu es une mère. Comme si tu étais obligé de t’en occuper.
Pour le moment, je suis dans la merde totale. Depuis décembre, j’ai deux de mes petits-fils à la maison. Mon fils et ma belle-fille sont en prison, c’est moi qui les ai récupérés et il n’y a personne pour m’aider. J’ai 72 ans et je suis malade, je téléphone partout et personne ne m’a donné une réponse pour savoir quoi faire avec eux. J’ai qu’une petite pension, pour deux enfants ce n’est pas assez. J’ai beaucoup de factures, mon loyer, mes assurances… C’est du travail vous savez. Il faut faire à manger, les laver, me lever à 6h… Ce n’est pas pour moi. On a besoin de voir nos petits-enfants, mais pour moi, maintenant, c’est trop de m’en occuper. Je ne sais plus vers qui me tourner pour m’aider. Je vais voir une amie parce que ça ne va pas être tout le temps, toute seule. Parfois on reçoit plus d’aide d’étrangers que des gens de notre propre famille.