François

Témoignage d’un professionnel du quartier

«Les publics en grande précarité
sont plus vieux plus jeunes.»
Je suis le directeur de l’Entr’aide des Marolles depuis janvier 2007, je suis assistant social de formation et j’ai un master en sciences politiques et sociales. J’ai travaillé 20 ans dans le secteur de la santé mentale et 5 ans en toxicomanie. J’ai fait un peu de recherche aussi, j’ai été engagé par la fédération des intervenants en toxicomanie où j’ai travaillé sur les salles de consommation de drogue.

Pour vous, c’est quoi le quartier des Marolles ?

es Marolles, c’est un quartier particulier, qui a vraiment des spécificités. C’est un quartier extrêmement pauvre et ça, on le vit au quotidien à l’Entr’Aide. Il y a un public extrêmement pauvre et en grande fragilité, sans inscription légale : des sans-abris, des sans-papiers, beaucoup de non-francophones… On a toute une partie du public qui est sans statut. C’est un quartier très vivant. Il y a une bonne dynamique dans le quartier entre les gens, et il y a beaucoup d’associations. Il y a pas mal de choses qui s’y passent. Le côté particulier du quartier, c’est que c’est un quartier à deux visages : le côté vitrine, boutique, antiquaires, gens qui flânent le week-end et en même temps la réalité sociale du quartier est tout à fait différente. Les gens qui vivent dans le quartier ne sont pas les gens qui travaillent dans les boutiques et c’est particulier. C’est un quartier pauvre avec beaucoup d’étrangers, mais aussi une dimension très brusseleir c’est assez spécial. Une bruxellitude composée d’énormément de gens qui viennent d’ailleurs. Ce sont 120 nationalités différentes qui viennent à l’Entr’aide. L’Entr’Aide est assez adaptée à ce public. Parce que ça fait pas mal d’années qu’on est dans le quartier, il y a quelque chose dans notre offre institutionnelle qui marche bien avec le public. Cette dimension d’un accueil très facile, pas d’horaire à respecter, il faut peu de documents pour être suivi… On a développé toute une série de dispositifs qui répondent bien à la réalité de notre public.

Comment le confinement a-t-il été vécu dans le quartier ?

Il y a une grande précarité de logement. Il y a énormément de bâtisses avec des petits logements où il y a pas mal de famille. Mais également beaucoup de gens seuls et ça a eu un impact pendant le confinement. Il a été assez trash dans le quartier, parce que les gens ont vraiment respecté les règles. C’était beaucoup plus compliqué ici que dans les quartiers plus riches, les gens craignaient de sortir de chez eux. Ils ont respecté les règles du confinement à la lettre, à se retrouver parfois en grande difficulté. Il y a eu énormément de violences intrafamiliales pendant cette période. Dans nos publics, il y a aussi énormément de gens qui ne travaillent pas. Quand on fait une analyse socio-administrative, on a des pourcentages très faibles de gens qui travaillent. Ils ont des revenus de remplacement : CPAS, chômage… Il y aussi des gens sans revenu. C’est une situation assez catastrophique et qui, de prime abord, s’empire. Ça va de moins en moins bien et la pandémie en a rajouté une couche.

Et pour l’Entr’Aide ?

Ce qui a été terrible, avec la pandémie, c’est la fermeture de plein de lieux de solidarités. Des espaces collectifs qui sont indispensables dans le quartier pour un certain public. Une digitalisation des moyens aussi. Pour certains, ça a amené à des impossibles : passer par des plateformes via Internet pour s’inscrire, c’est compliqué. L’alimentaire a dû évoluer. Quand le confinement a commencé, on a aussi perdu une partie du public avec les procédures. Il y a des gens qui ont disparu. Les choses se sont réajustées plus tard pendant le deuxième confinement. Les gens ont mieux anticipé. Mais, pendant le premier, on n’avait rien anticipé. L’Entr’Aide n’arrivait pas à réorienter les gens vers un endroit. On avait la volonté de rester ouvert, mais aussi l’obligation. On avait plein de consignes, rester ouvert, mais limité la présence, on a dû réajuster l’accueil parce qu’on ne pouvait pas être trop nombreux. Mais il fallait quand même assurer le travail. Et tu dois assurer l’accueil avec des services qui fonctionnent à minima, les malades, les écoles qui ferment et donc les parents qui doivent rester avec eux. Pour l’instant ça tient, mais je sais pour combien de temps. Pendant le premier confinement, on est parti à l’aveugle. Je trouvais ça dingue qu’on ferme tout. Je n’arrivais pas à comprendre le délire dans lequel on était. On se disait que c’est juste une grippe un peu sévère. Puis il y a eu le reportage sur l’Italie qui a marqué pas mal de gens: des images marquantes, avec des médecins dépassés et des patients qui meurent. Et ça a un peu calmé tout le monde. Au niveau de l’institution, on a limité l’activité, on a tout restructuré. On est passé à des consultations téléphoniques, on a fermé la porte de l’accueil qui est toujours ouverte normalement. Avant, les gens pouvaient entrer sans raison. Ils passaient la journée ici sans avoir rendez-vous, ils traînaient sur Internet, dans les couloirs au chaud et ça, c’est quelque chose qui a dû changer. Les gens devaient avoir une raison pour venir. C’était assez spécial. Mais, en même temps, comme c’était insolite, on était dans une espèce de solidarité institutionnelle en interne. C’était aussi une époque sympa. On était tous dans la même galère. Comme tout est fermé, les collègues c’est le seul contact social que tu as. Ça a rapproché pas mal les équipes et les travailleurs. Il y avait quelque chose de fédérateur dans le soutien parce que c’était complètement dingue. On a eu très peu de malades pendant la première vague et le public est très peu venu aussi. On s’est sentis isolés effectivement, mais je crois que toutes les structures se sont refermées sur elles-mêmes. Elles ont toutes fait un recentrage pour maintenir l’activité qu’elles proposent. Mais on s’est senti seul surtout au niveau social. Les services étaient fermés aux guichets et donc impossible de faire avancer certains dossiers. On a essayé de mobiliser la Fédération des Services Sociaux sur la question de l’accès à certains services. Il ne s’est rien passé. C’était en mai 2020, assez vite après le début de la crise. En mars 2021, ils sont revenus vers nous pour demander quels services étaient nécessaires.

Et plus personnellement, comment ça s’est passé pour vous ?

Ce que j’ai appris en tant que directeur, c’est le côté protection des travailleurs. Je suis beaucoup plus strict sur le respect des règles et sur la protection. Écarter des gens, réorganiser les services, mettre à dispositions des plexiglas… Normalement, je ne suis pas du tout comme ça, mais j’ai dû revoir ma copie. C’est assez terrible, mais plus tu sers la vis, plus c’est simple. J’essaye d’anticiper et je demande aux travailleurs d’anticiper avec moi le fait que ça parte en sucette. Je veux aussi que ça soit anticipé avec le public. On doit pouvoir le travailler avec le public, discuter avec lui. On a développé des moyens pour ne pas être pris au dépourvu comme au début. J’ai intégré une dimension de ma fonction et pas de ma personnalité. Mes manières de gérer les problèmes ont beaucoup moins eu à faire avec ma personnalité qu’avec ma fonction. Je ne suis pas très vaccin, mais je me suis fait vacciner par exemple. Et je voulais travailler sur ce genre de piste là avec le public, mais d’abord en interne entre nous. Pour pouvoir répondre aux doutes et aux questions de chacun. On mène des débats et on échange des arguments parce que tout le monde n’est pas bien informé. Puis le coup de massue en octobre et le deuxième confinement. Le premier, c’était plutôt chouette, une crise inédite. Le deuxième, ça a été un coup au moral personnel et institutionnel de toutes les travailleuses et tous les travailleurs. Il y a eu beaucoup plus de gens malades, un décès dans l’équipe, c’était une période très lourde. Sur le décès, en tant que responsable, tu es en difficulté. Tu te dis “est-ce que j’aurais pu faire autre chose ? Être encore plus protecteur et écarter le personnel à risque ? Ils sont fragiles parce qu’ils sont plus âgés, est-ce que j’aurai pu anticiper plus ?” Pour la culpabilité, c’est fort. Le troisième en mars, c’est devenu presque une habitude. J’ai pris beaucoup sur moi, pendant tout un moment j’étais le seul au boulot non soignant à être sur terrain. Mon job, c’est de trouver des compromis pour les gens qui sont à l’Entr’Aide, trouver des entre-deux. Une des dimensions de mon job c’est d’être là.

Quelle est la place des personnes âgées isolées dans votre association ?

Les personnes âgées viennent surtout pour les services médicaux et le service social. On organise aussi des visites à domicile. Le point aveugle que j’identifie, c’est quelqu’un qui vient comme habitué et qui voit sa situation se dégrader et qui ne viendrait plus. Dans ce cas, comment faire pour reconnecter ? Comment on passe de « vous venez chez nous » à « on va chez untel » ? Si quelqu’un le demande, on vient. On essaye de désinscrire les gens quand ils partent loin parce qu’on a besoin de cette proximité dans notre service pour justement pouvoir aller chez les gens. Ce sont souvent des personnes âgées, mais pas toujours. Je pense qu’il y a une dégradation de la situation avec un accroissement de l’isolement, même pour ceux qui sont déjà isolés, avec des répercussions sur le moral et la santé.

Les personnes âgées ne font pas contraste, mais évidemment qu’il y a une attention plus particulière et des dispositifs mobilisés pour eux aussi. Nos médecins, kinés, infirmiers sont plus mobilisés par le public plus âgé. Mais le fait est que, dans le quartier, tout le monde est en mauvaise santé, tous âges confondus. On a un public en très mauvaise santé. Il y a beaucoup de maladies qui se chevauchent chez les patients. En plus d’être un quartier pauvre, c’est un quartier en très mauvaise santé, le gap entre les jeunes et les vieux est moins marqué parce que les jeunes ont déjà beaucoup de soins. Les publics en grande précarité sont plus vieux plus jeunes. À 50 ans, ils développent des maladies neuro-dégénératives. On doit parfois faire entrer des personnes en maison de repos alors qu’elles ont 50 ans. Quand tu es à la rue, 55 ans c’est déjà très vieux.