Personnes âgées, personnes expérimentées

Antoine Bastin, coordinateur du projet

Présentation du projet

L’idée de ce travail documentaire est née en mai 2021, soit 15 mois après le décret d’application du premier confinement. A un moment où la première campagne de vaccination battait son plein. Nous pensions alors que la pandémie était derrière nous, et que le temps était venu de documenter le vécu d’une catégorie de personnes significatives, particulièrement exposées aux risques sanitaires et dont les médias ne parlaient qu’à la marge, les personnes âgées.

L’association Gammes, à travers son projet Zoom Seniors, s’est assignée pour tâche de donner à voir, à lire et à écouter certaines personnes. 

Nous avons réalisé ce travail documentaire sur la base d’entretiens menés au domicile de personnes âgées ; rencontré.es dans les quartiers à Bruxelles. La forme de restitution va du texte, à la photo, au son, et à la vidéo, selon la série. 

La méthode

L’équipe de ce travail, autour de l’association Gammes est changeante. Certaines interventions ont été ponctuelles (Anna Charpentier, Jessica Pipyn et Camille de Thibault) ou plus régulières pour plusieurs (Julien Gastelo).

Ressources personnelles

Nous rencontrons les personnes à la vie bien avancées, et dont les récits explorent des facettes de notre humanité, allant des plus sombres aux plus lumineuses. 

Comme le dit Julien Gastelo, « des mémoires qui les guident et les soutiennent; ou au contraire, que certain.es portent telle une charge devenue insoutenable pour un corps trop usé et une envie de vie fatiguée. »

Leurs capacités à mobiliser leurs ressources et leurs compétences de gestion de crise se révèlent déterminantes en situation de crise (deuil personnel, pandémie sanitaire,…). Elles ont pu dégrader leur état de santé physique ou mentale, ou au contraire, renforcer une capacité de résistance et de résilience. Ces ressources positives, que l’on appelle communément l’expérience ou la sagesse lorsqu’il s’agit de nos aînés, sont sans aucun doute celles qui retient notre attention. 

Être isolé et se sentir isolé

Il nous est parfois difficile de sentir si une personne est isolée. 

Par exemple: André, 89 ans, vit seul dans les Marolles. Selon ses déclarations, il n’a pas de relation familiale ou sociale. Il reste essentiellement chez lui bénéficiant d’aide à domicile. La pandémie a par ailleurs correspondu à une dégradation de sa santé physique, ce qui a d’autant plus limité ses sorties. André est en situation d’isolement notoire. Se sent-il seul pour autant? Comment vit-il sa situation d’isolement? Et dans son cas, qu’ont changé les mesures de distanciation sociale? Cela paraît difficile à établir.

“Y a plus rien ici dans le quartier qui m’intéresse. Y en a juste un qui était à la Légion avec moi, mais il a 93 ans, donc y’a plus beaucoup de choses à se dire. Je reste chez moi maintenant, et je lis. (…)  J’ai pas eu de problème moi, ça n’a rien changé, sauf que je ne sortais plus que pour aller voir les médecins. Avant je sortais, mais avec les reins, ça a été difficile pour marcher. Mais maintenant ça va, je reprends. Quand cette histoire du covid sera finie, j’irai faire un tour. (…) Vous savez, nous autres à la Légion, on n’a pas ces problèmes-là. Je n’étais pas angoissé, je n’ai pas peur. A la Légion, j’ai eu un accident à la colonne. Six mois en arrêt. Après ça, le parachutisme c’était fini. Puis ils m’ont trouvé une place. C’est pas parce qu’on a un accident que c’est fini.”

Parallèlement, sa voisine Liliane, 80 ans, vit également seule, et comme André, elle n’a pas eu d’enfants. Bien qu’elle soit isolée, elle n’a pas le sentiment de l’être. Au contraire, elle déclare entretenir des relations actives avec ses voisin.es et sa famille. Elle participe à la vie du quartier et fréquente des associations, et s’est d’ailleurs pleinement investie dans l’entraide pendant la pandémie.

“J’ai des amis qui m’appellent et qui me disent : « Liliane je dois envoyer un mail mais je ne sais pas comment on fait ». Je leur dis: “viens à la maison on fait ça ensemble”. Ou je leur dis de venir manger chez moi et je fais à manger à la maison. (…) Quand c’est Ramadan, j’ai des voisins qui m’apportent de la soupe ou des biscuits et c’est super! Moi j’ai de très bons contacts avec tous mes voisins. (…) Je fais aussi toutes les retouches gratuites, parce que bon, c’est mon métier de base, enfin c’est le métier que j’ai appris et je ne veux pas qu’on me paye. Vous voyez c’est ma participation au quartier comme les gens n’ont pas toujours facile, moi je fais ça. C’est comme ça, j’ai toujours aimé aider les autres. Dès que je le peux, je le fais. C’est dans ma nature.

A l’inverse d’André et Liliane qui ne déclarent pas souffrir de leur situation d’isolement, il y a Rafael, 60 ans, habitant d’Anneessens. Juste avant la pandémie, il a rompu avec son compagnon après 19 ans de vie commune. Il vit seul désormais. Il travaille à mi-temps, fréquente des amis et de la famille, sa vie sociale et associative est active. Pourtant, la pandémie l’a confronté à un sentiment d’isolement qui a affecté sa santé mentale.

“Ce qui était très très dur c’était le manque. C’était la disparition des contacts physiques, les contacts intimes. C’est à dire qu’étant célibataire, je me suis privé d’avoir des rapports sexuels, parce que je n’osais pas chercher du contact avec quelqu’un pour quelque chose d’intime. C’était synonyme de prendre un risque. Dans le contexte du covid ça veut dire que le désir d’avoir un contact avec quelqu’un, est presque lié au risque de mort. Et pendant tout un temps, j’ai trouvé ça horrible, je trouvais ça horrible»

Être âgé et être en mauvaise santé

La question se pose de manière analogue en ce qui concerne la définition de ce qu’est une personne âgée et de ce que l’âge signifie en termes de santé. En effet, il nous est apparu que l’âge n’était pas ce qui faisait la personne âgée mais son état de santé physique ou mentale.

Nous avons par exemple rencontré Manoli, 90 ans, qui déclare que malgré son âge, elle se sent en bonne santé et autonome, contrairement à des personnes plus jeunes qu’elle:

“Il est important de prendre soin de soi, de ne pas se laisser aller. Je me sens en forme pour mon âge, j’ai de la chance. Je sors, je me distrais, je m’habille, je m’apprête. Je vois des gens de mon âge ou beaucoup plus jeunes que moi qui ne peuvent pas marcher, j’ai de la peine pour eux. Il faut rester actif.”

A l’inverse, nous avons rencontré Mohamed, un habitant de Anneessens fréquentant Zoom Seniors qui a l’apparence et l’expression d’un homme de 70 ans, alors qu’il n’est âgé que de 51 ans. Son vieillissement et sa santé mentale dégradée étant notamment dus à un long parcours dans la précarité et la toxicomanie.

Le fait que la précarité affecte l’état de santé nous a été confirmé par François Baufay, coordinateur de l’Entr’aide des Marolles, pour qui la catégorie “personne âgée” apparaît secondaire par rapport à la mission quotidienne de l’institution. En effet, l’Entraide accueille toute personne, sans condition, dont de nombreux précaires à l’état de santé dégradé.

“Les publics en grande précarité sont plus vieux plus jeunes. Ils ont des problématiques à 50 ans d’Alzheimer et de maladies neuro-dégénératives. Ils ont l’air dix fois plus vieux que l’âge qu’ils ont.”

Le genre en question

Parmi les personnes âgées isolées, Liliane, 80 ans, Balbina, 89 ans, Thérèse, 73 ans, Teresa, 81 ans nous ont paru faire preuve de résilience. Nous avons également retrouvé cette vitalité chez Maria-José ou Maria-Luz des femmes âgées travaillant dans l’association Hispano-Belga. Dans un premier temps, nous avons été tentés de lier la résilience à une question de genre, et il est certain que cette dimension mérite d’être étudiée plus en détail. En l’état, nous constatons que ces femmes investissent davantage les facteurs de résilience.

Les ressources personnelles

S’habiller, faire le ménage, se laver, laver le linge, repasser, cuisiner, faire les courses, se promener, lire, regarder la télé, dessiner, coudre, tricoter, sont des verbes qui sont revenus constamment, mais le plus souvent au détour de nos échanges. Nos analyses ont révélé que ces gestes du quotidien, ou autrement dit, ces capacités à entretenir: son corps, son espace domestique, une activité mentale, une relation aux espaces extérieurs, étaient fondamentaux pour le bien être des personnes âgées isolées, notamment dans la structuration et l’animation de leur quotidien. L’isolement accru provoqué par la pandémie a mis à l’épreuve les capacités de chacun à mobiliser ces ressources.

“Au début, j’ai eu du laisser-aller comme tout le monde et puis en plus, on ne sortait plus, on mettait plus rien, on mettait toujours le même truc. Moralement, c’était pas gai. Mais enfin je crois que je ne me suis pas tout à fait laissée aller.” (Thérèse 75 ans)

“Je me levais, je prenais mon petit-déjeuner, je faisais ce que j’avais à faire dans la maison et ensuite je m’asseyais ici à table près de la fenêtre pour dessiner jusqu’à 14 heures environ. Tout le monde m’apportait des livres de coloriage. J’ai également fait les exercices que m’a apporté l’association. J’aimais bien les faire.” (Manuela, 80 ans)

“Je vais avoir 80 ans ce mois-ci, je continue de travailler mon cerveau. Je couds, je tricote, je fais des tas de choses, je fais à manger pour les autres. (…) Pendant le confinement, je me suis occupée en faisant des masques pour les gens du quartier, beaucoup pour les infirmières, pour l’hôpital Saint-Pierre, pour un home aussi. Comme moi je suis culottière à la base, les retouches du voisinage j’ai continué à les faire, comme ça je reste dans le rythme. (…) J’ai pas eu difficile moi, j’étais pas isolée. Y a mes voisins et Soulaika (aide ménagère) et puis mon frère. Et on a commencé des groupes WhatsApp. Et internet j’aime bien, je suis dessus depuis 2007” (Liliane 80 ans)

Avoir la foi en la vie

A écouter toutes ces personnes qui ont bien voulu nous ouvrir leur porte et nous témoigner leur confiance, nous avons constaté qu’une part de leur vitalité résidait dans l’estime de soi. Un jardin qu’ils ont cultivé bon an mal an, afin d’être en paix avec eux-mêmes et avec les autres. Une paix qui prend appui sur toutes les ressources précédemment mentionnées, de manière à s’inscrire dans une philosophie de vie, intime, leur permettant de donner du sens à leur vie et, probablement, de mieux appréhender la mort.

“Sans doute que mon caractère m’a fait tenir, on ne peut pas me diriger par la peur. Il y a des gens qui sont tombés en dépression, ce n’est pas mon style. Je suis une dure à cuire. Mon grand-père était anarchiste, il doit y avoir quelque chose dans les gènes. Et je pense que si on doit l’avoir, on l’aura, et c’est tout. Bien sûr il faut prendre des précautions, mais il ne faut pas s’arrêter de vivre pour autant.” (Inés, 68 ans)

“Je n’ai pas peur du virus. Si le virus doit venir, il viendra de toute façon. Que vous sortiez ou que vous restiez à la maison. Mais je n’avais pas peur, c’est ma petite-fille qui avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Je vais te dire une chose, nous avons tous un destin. Si quelque chose doit t’arriver, ça t’arrivera. Le virus est partout. Que vous preniez des précautions ou non, vous l’attraperez si c’est votre destin. C’est ce en quoi je crois. Je l’ai toujours cru. J’ai toujours ma vierge dans ma poche, elle me protège. Elle me donne de la force.” (Balbina, 89 ans)

« Si tu n’as pas la force de volonté, tu ne le feras jamais. J’ai toujours eu envie de faire quelque chose. N’importe quoi mais faire quelque chose. J’ai toujours aimé mon travail. J’aime la chaleur humaine, j’aime les gens. C’est pas vraiment me sentir utile mais c’est aimer donner. J’ai toujours aimé donner, créer, faire. Je crois que c’est important d’avoir la satisfaction de donner la main à quelqu’un, d’aider, on se sent bien»  (Thérèse)

“Pendant une grande partie de ma vie, la souffrance psychique a joué un énorme rôle. Cette période du covid m’a un peu renforcé dans le sens où je me suis dit: “Rafael, tu es là. Et bon, il y a ton propre amour. Valorise ton propre amour”. Et c’est un peu comme ça que j’ai compris que la “Sainte Corona” nous fait signe qu’il faut faire attention à son propre amour, qu’on doit développer son propre amour” (Rafael)